Dans
cette salle de cours , où les instruments et les éléves miaulaient
à qui mieux-mieux, toi, Marie, tu ne disais mot. Avec ton petit
air modeste de mamie de campagne, tes cheveux aux épaules sur ta
blouse en tricot, ton regard noisette sous ta frange encore brune,
tu nous regardais, le rose aux joues déjà , à l'idée de jouer.
Si j'avais pu entendre ton coeur, je suis certaine qu'il aurait
battu la chamade, la valse et la polka...le tout embrouillé, comme
tes doigts sur le clavier de ton accordéon.
Nous
étions tous débutants, et nous balbutiions ensemble d'improbables
gammes, de la valse d'Amèlie à la petite polka, du petit doigt trop
juste à l'index rebelle... ce soufflet de misére, qui couine une
note et en recrache une autre, nous tentions de l'apprivoiser, à
petites notes, à petits souffles, mais nous pensions tous avoir
compris le fabuleux système "pousser/tirer" et nos démonstrations
poussives en étaient la preuve.
Puis
l'heure est venue, Jeanne, de montrer à ton tour , comment tu avais
dompté l'animal en bois ... De notes il n'y eut point.. tu as eu
beau t'appliquer, comme une éléve au tableau, jamais tes mains n'ont
engrangé cette bizarre histoire de "poussé/tiré"; tes doigts mal-agiles,
tâtonnaient sur le clavier, en poussant le soufflet. Mais,
quand il aurait fallu étendre le bras pour passer en "tiré", cela
semblait dépasser ton entendement,; tu ne parvenais pas à associer
ces mouvements contraires au bon sens. nous nous sommes groupés
autour de toi, pour te tenir chaud et te donner courage, nous avons
braillé au passage fatidique "Tireeeeeeee !! Marie !!! Tire !!!!!!!
".
Si
j'avais pu entendre ton coeur ! m'aurait-il dit que nos beuglements
sympathiques te réconfortaient ? que tu comprenais seulement ce
que nous voulions dire ? doucement le rose a envahi tes joues, de
papier crépon à fushia ... doucement tes yeux ont pris ce reflet
de panique embusquée... tu aurais voulu nous dire "oubliez-moi s'il
vous plait " mais tu ne l'a pas fait ! tu es trop bien élévée Marie,
trop polie, trop timide aussi, pour nous dire que nos encouragements
sont autant de blessures à la dame farouche.
Si
j'avais pu entendre ton coeur ! il devait battre
un temps sur deux, comme un oiseau sauvage débusqué du buisson en
pleine lumière.
A
la fin du cours, tu t'es approchée du prof. et tu lui as dit de
ta voix douce de jeune fille, que tu ne reviendrais pas, que tu
ne reviendrais plus... avant d'avoir fait des progrés toute seule
chez toi.
Je
pense souvent à toi , Marie. Joues-tu seule dans ta cuisine ? la
partition posée sur la toile cirée prés de la tasse de café ? dans
ton salon ? blottie dans ton fauteuil de velours en sourdine pour
ne pas reveiller ton chat ? dans ta chambre ? assise comme une ancienne
princesse sur la courtepointe en dentelle beige ? Marie, tu vas
bien finir par comprendre que le soufflet se tire, se referme et
s'ouvre à nouveau, comme un poumon de nouveau-né qui s'ouvre à la
vie, comme une voile de bateau où s'engouffre le mistral, comme
un soufflet de forge qui réveille la braise. Marie, je te
promet que tes doigts vont se dérider pour suivre la folle aventure
et ramener la jeunesse à tes mains engourdies. Marie, tu joues
toute seule chez toi ? Je veux croire que tu n'as pas remisé l'accordéon
au placard ? ! dis moi ? Tu verras Marie ! bientôt tu joueras au
grand soleil, sous les orangers de ta terrasse, prés du jasmin,
aux odeurs de pastis et d'olive les soirs d'été. Marie, tu feras
valser ton quartier à la saint Jean , ou à la lumière des géraniums
de ton balcon. Tu feras danser tes petits enfants prés du sapin
en décembre, et tes voisins à la saint valentin. Tu reveilleras
ton chat au matin du dimanche sur une soucoupe de lait de polka
enneigée, ...et tes joues de papier crépon rosiront du bonheur partagé.
et...
...si
je pouvais entendre ton coeur .... ?
Patricia
de la cour des filles
02.11.2008